La peur de l'amitié chez les 25-30 ans
La peur de l'amitié chez les 25/30 ans
J'ai observé récemment une similitude de difficulté chez certains de mes patients avec des problématiques de départ très différentes mais qui ont pour élément commun une difficulté existentielle dans la création et le développement des relations d'amitié avec leur pairs, les autres jeunes adultes de leur âge.
Au delà des symptômes classiques et visibles
- surconsommation des écrans, youtube, netflix, réseaux sociaux
- temps passé aux jeux vidéos, parfois avec des interactions sociales au sein des jeux
- difficulté à sortir de chez soi
on observe des symptômes moins visibles notamment
- la pratique de se forcer à socialiser
- la suradaptation aux autres lors des interactions, en imaginant les besoins des autres
- l'auto sabotage en arrivant en retard ou n'étant pas fiable sur les RdV
- une susceptibilité magnifiée par rapport aux remarques des autres
- et bien d'autres encore
Je me suis donc intéressé spécifiquement aux impacts sur les jeunes adultes nés en 1995-2000 et qui ont donc entre 25 et 30 ans en 2025 à un âge ou ils ont eu les opportunités de création de relations en tant qu'adultes dans l'enseignement supérieur et dans leur début de carrière. Il existe plusieurs catégories de facteurs qui contribuent au développement de cette peur de l'amitié:
- ceux qui ont presque toujours existé, notamment les traumas de harcèlement et la peur du rejet
- les multiples facteurs liés à l'évolution de la société en générale sur les 20 dernières années
- les facteurs liés à des situations très récentes, notamment le confinement-covid et la pérennisation du télétravail.
1. Les antécédents de harcèlement et l'isolement issus de l'enfance et de l'adolescence
C'est probablement le facteur le plus étudié et documenté en psychologie que je mentionne donc sans le développer. Les difficultés relationnelles (chez les jeunes adultes mais pas uniquement) sont corrélées à des problèmes antérieurs : anxiété, dépression, harcèlement ou exclusion sociale pendant l'enfance ou l'adolescence. Ces antécédents façonnent des schémas d'attachement et des croyances négatives sur les autres (peur du rejet), entravant l'entrée en relation.
2. Les facteurs sociologiques des 30 dernières années
Ces facteurs sont intéressant à identifier car ils sont parfois inattendus et leurs effets se cumulent rendant la sociabilisation plus difficile.
Les changements d'employeur sont devenus bien plus fréquents : la génération X restait en moyenne 9 ans dans une entreprise contre 3 ans pour les génération Millenials. Ceci pourrait avoir un effet ambivalent, à la fois en rendant plus difficile de créer des liens dans la durée et en même temps ça entraîne à démarrer des relations, à naviguer dans un nouveau corps social. Cet effort d'adaptation répété consomme les ressources sociales et affectives disponibles à consacrer à la vie privée et aux amitiés, limitant l'approfondissement des relations en dehors du milieu professionnel.
Autre facteur intéressant, est l'intensification de l'engagement des parents dans la vie de leurs enfants. Les parents s'engagent de plus en plus pour la réussite de leurs enfants laissant ainsi moins de place pour la socialisation avec des adultes de leur âge..
Le rôle du jugement moral dans les relations d'amitié est en progression depuis 15 ans avec à la fois une intériorisation de normes sociales "inclusives" mais aussi une moralisation de certains comportements précédemment considérés avant comme neutres ex. choix d'artiste, d'humour… Cette nouvelle modalité a un effet double :
- elle permet la création de communautés soudées facilitant les relations en son sein
- mène à une surmoralisation des actions ordinaires et une forme d'intolérance au désaccord qui rendent plus risquée la relation d'amitié.
3. La Démobilisation relationnelle post Covid et la «Friendship Recession»
On appelle "friendship recession" la baisse générale du nombre de liens proches et de la fréquence d'interactions observée particulièrement post Covid. Plusieurs travaux documentent cet étiolement accéléré depuis 2020 Depuis 1990 aux Etats-Unis le nombre de personnes n'ayant pas d'ami proche a quadruplé de 3% à 12%. En corollaire, le fait de passer du temps seul se transforme d'une préférence (pause dans les interactions, temps pour soi..) à une posture par défaut. Et quand le temps de solitude n'est pas utilisé de manière productive pour soi, c'est la compétence de créer des liens s'atrophie tel un muscle qui manque d'entrainement.
Parfois on se rassure en observant le développement de l'amitié digitale qui compenserait l'amitié face à face. On parle "d'amitiés en ligne" mais ces dernières nécessitent des comportements sociaux et des compétences très différents de ceux du face à face. Entretenir une amitié en ligne repose sur des compétences telles que la formulation du message écrit, l'interprétation des interactions textuelles et la participation à des conversations asynchrones avec plusieurs personnes simultanément. Les amitiés en personne se nourrissent de l'attention à l'autre, de la compréhension de son langage corporel, du partage de moments spontanés, et elles acceptent la vulnérabilité des interactions en face à face, du "live".
Le télétravail à outrance est également un facteur de réduction des opportunités de relation, car les moments improductifs de socialisation (arrivée au bureau, pause café, déjeuner, passage spontané dans le bureau d'un collègue…) sont réduits par construction.
Cette "friendship recession" mène à une forme de repli sur le noyau familial qui est lui-même fragilisé. En effet, du côté de la famille, un paradoxe s'installe. Les études montrent qu'à la fois les enfants et les parents passent plus de temps à la maison et pour autant le temps des échanges au sein de la famille est en baisse. La socialisation intra familiale serait elle-même en retrait.
Comment reprendre l'initiative de l'amitié?
Il faut notamment accepter l'inconfort de la relation en face à face, ne pas éviter la peur de l'amitié, mais s'y confronter. Pour avancer progressivement, voici une petite liste de micro-compétences sociales qui produisent de l'engagement puis de l'amitié pour observer soi même le développement de ses relations
- détecter l'affinité
- exprimer un intérêt sans attente excessive,
- ritualiser la rencontre (rendez-vous réguliers, projets partagés),
- naviguer les conflits mineurs sans rupture immédiate
"The Friendship Recession: The Lost Art of Connecting" Harvard https://www.happiness.hks.harvard.edu/february-2025-issue/the-friendship-recession-the-lost-art-of-connecting?utm_source=chatgpt.com
Que deviennent nos amitiés en temps de Covid-19 ? "La pandémie est une épreuve pour les relations"https://vico.hypotheses.org/215